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Weezy rentra à cinq heures et demie, et ils prirent ensemble un dîner précoce. Elle avait rapporté à manger de chez le deli[5] : du jambon, des tranches de blanc de dinde, du fromage, de la salade de macaronis, de la salade de pommes de terre, des gros cornichons doux à l’aneth, et des morceaux de gâteau au fromage. Il y avait de la nourriture à profusion, mais ni l’un ni l’autre ne mangèrent vraiment ; elle faisait constamment attention à sa ligne, consciente de chaque gramme superflu, et Colin était simplement trop préoccupé par la nuit à venir pour avoir beaucoup d’appétit…
— Tu retournes à la galerie ? demanda-t-il.
— D’ici une heure, environ.
— Tu seras là à neuf heures ?
— Je crains que non. On ferme à neuf heures, on donne un coup de balai, on essuie les meubles, et on rouvre à dix heures.
— Pour quoi faire ?
— On organise le vernissage d’un nouvel artiste.
— À dix heures du soir ?
— C’est censé être une réception élégante, après dîner. Les invités auront le choix entre cognac et champagne. Ça te paraît sympa ?
— Je suppose.
Elle barbouilla son assiette de moutarde, roula une tranche de jambon, la trempa dans la moutarde, et la grignota délicatement. « Tous nos meilleurs clients de la ville seront là. »
— Ça va durer jusqu’à quelle heure ?
— Jusqu’à minuit à peu près.
— Après ça, tu rentreras à la maison ?
— Je pense que oui.
Il goûta le gâteau au fromage.
— N’oublie pas ton couvre-feu, dit-elle.
— Je ne l’oublierai pas.
— Tu seras rentré avant la nuit.
— Tu peux me faire confiance.
— J’espère bien. Dans ton intérêt, j’espère bien.
— Appelle pour vérifier, si tu veux.
— Je le ferai probablement.
Après s’être douchée et changée, elle s’en alla pour la soirée ; il entra dans sa chambre et prit le pistolet dans le tiroir de la coiffeuse. Il le mit dans une petite boîte en carton. Il y plaça également le magnétophone, deux torches, et une bouteille plastique de ketchup. Il sortit un torchon de l’armoire à linge et le déchira en deux dans le sens de la longueur. Il rangea les deux bandes de tissu avec le reste des objets. Il alla dans le garage chercher un rouleau de corde, accroché sur le mur depuis leur emménagement, et l’ajouta à son baluchon.
Il lui restait un peu de temps à tuer avant de se mettre en route pour la maison des Kingman. Il monta dans sa chambre et essaya de travailler sur l’un de ses monstres en modèle réduit. Il n’y arriva pas. Ses mains n’arrêtaient pas de trembler.
Une heure avant la tombée de la nuit, il ramassa la boîte contenant le pistolet, le magnétophone, et les autres objets. Il quitta la maison et attacha le paquet avec un tendeur sur le porte-bagages de sa bicyclette. Il emprunta un chemin détourné pour se rendre à la maison abandonnée des Kingman, au sommet de Hawk Drive, et fut certain de ne pas avoir été suivi.
Heather l’attendait juste sur le pas de la porte principale du manoir en ruine. Elle sortit de l’ombre en voyant arriver Colin. Vêtue d’un short bleu et d’un chemisier blanc à manches longues, elle était belle.
Il coucha la bicyclette sur le côté, à l’abri des regards dans les hautes herbes sèches, et entra à l’intérieur, muni de sa boîte en carton.
La maison était toujours un endroit étrange, mais peut-être un peu plus encore au crépuscule. La lumière du soleil doré et oblique pénétrait à travers quelques fenêtres brisées aux volets manquants, lui donnant un aspect quelque peu sanglant. Des atomes de poussière tournoyaient paresseusement dans ses rayons pâlissants. Dans un coin, une immense toile d’araignée scintillait telle du cristal. Les ombres rampaient, telles des choses vivantes.
— Je suis affreuse, dit Heather sitôt qu’il l’eut rejointe à l’intérieur.
— Tu es superbe. Magnifique.
— Mon shampooing n’a pas marché. Mes cheveux sont tout raides.
— Tes cheveux sont beaux. Très beaux. On ne pourrait pas demander de plus jolis cheveux.
— Il ne va pas s’intéresser à moi, dit-elle d’un ton plein de conviction. Dès qu’il s’apercevra que c’est moi que tu as amenée ici, il tournera les talons et s’en ira.
— Ne sois pas bête. Tu es parfaite. Absolument parfaite.
— Tu le penses vraiment ?
— Vraiment. Il lui donna un long baiser, chaud et tendre. Ses lèvres étaient douces, frémissantes. « Allez, viens, dit-il gentiment. Il faut tendre le piège. » Il l’impliquait dans une situation extrêmement dangereuse, l’utilisant, la manipulant, pas vraiment différemment de la manière dont Roy l’avait manipulé, lui, et il se détestait de le faire. Mais il ne changea rien, même s’il en était encore temps.
Elle le suivit, et comme il commençait à gravir l’escalier vers le second étage, elle lui dit : « Pourquoi pas en bas ? »
Il s’arrêta, se retourna, et la regarda. « Les volets sont tombés ou ont été arrachés de presque toutes les fenêtres du premier. Si on organisait ça ici, les lumières seraient visibles de l’extérieur de la maison. On pourrait attirer quelqu’un. D’autres jeunes. Ils risqueraient de nous interrompre avant que nous ayons obtenu ce que nous voulons de Roy. Certaines des pièces du second ont encore leurs volets.
— Si les choses tournaient mal, ce serait plus facile de lui échapper si nous sommes au premier.
— Tout ira bien. D’ailleurs, nous avons le pistolet. Tu te souviens ? (Il tapota la boîte qu’il portait sous son bras droit.)
Il reprit son ascension et fut soulagé de l’entendre derrière lui.
Le palier du second était plongé dans les ténèbres, et la pièce qui l’intéressait était noire, à l’exception des fils du soleil de cette fin d’après-midi qui filtraient à travers les volets fermés. Il alluma l’une des torches.
Il avait choisi une grande chambre à coucher juste à gauche en haut de l’escalier. Un vieux papier peint jauni se détachait des murs et pendait en longues boucles le long du plafond, tels de vieux drapeaux oubliés lors d’une fête cent ans auparavant. La pièce, poussiéreuse, sentait vaguement le moisi, mais elle n’était pas envahie de décombres comme la plupart des autres chambres ; seules, quelques lattes çà et là, quelques morceaux de plâtre et deux bandes de papier peint jonchaient le sol le long du mur du fond.
Il tendit la torche à Heather et posa la boîte. Il prit la seconde lampe, l’alluma et l’appuya contre le mur, si bien que le rayon illumina le plafond, réfléchissant la lumière vers le bas.
— C’est un endroit hanté, dit Heather.
— Tu n’as pas à avoir peur.
Il sortit le magnétophone de la boîte et le posa par terre, près du mur face à la porte. Il ramassa quelques décombres et les disposa soigneusement par-dessus le petit appareil, laissant simplement dépasser la tête du micro, allant même jusqu’à le dissimuler dans la petite zone d’ombre du papier peint enchevêtré.
— Est-ce que ça a l’air naturel ? demanda-t-il.
— Oui, je trouve.
— Regarde-le attentivement.
Ce qu’elle fit. « C’est OK. Ça n’a pas l’air arrangé. »
— Tu ne vois pas du tout le magnéto ?
— Non.
Il reprit la seconde torche et balaya la pile de détritus, en quête du moindre éclair de métal ou de plastique, du reflet qui trahirait la supercherie.
— OK, dit-il enfin, satisfait de son travail. Je crois qu’il n’y verra que du feu. Il n’y regardera probablement même pas à deux fois.
— Et maintenant ?
— Il faut que tu aies l’air d’avoir été un peu malmenée. Roy n’en croira pas un traître mot si tu ne sembles pas t’être battue. (Il sortit la bouteille plastique de ketchup de la boîte.)
— C’est pour quoi faire ?
— Du sang.
— Tu es sérieux ?
— Je reconnais que c’est rebattu. Mais il faut que ce soit efficace.
Il pressa un peu de ketchup sur ses doigts, puis l’étala astucieusement sur sa tempe droite, y collant quelques cheveux d’or.
Elle grimaça. « Beurk ! »
Colin recula de deux pas et l’examina. « Bien, dit-il. Pour l’instant, ça brille un peu trop. Trop rouge. Mais quand ça aura un peu séché, ça devrait avoir l’air tout à fait plausible. »
— Si on s’était battus pour de bon, comme tu vas le lui dire, je serais sale et toute froissée.
— Exact.
Elle sortit à moitié son chemisier de son short. Elle se pencha, passa ses mains sur le plancher couvert de poussière, et fit de longues traînées noires sur ses vêtements.
Une fois debout, Colin l’observa d’un œil critique, cherchant la fausse note, essayant de la voir comme Roy la verrait. « Ouais. C’est mieux. Mais il manque peut-être encore une petite touche. »
— Laquelle ?
— Déchirer la manche de ton chemisier.
Elle fronça les sourcils. « C’est l’un de mes plus beaux. »
— Je te le paierai.
Elle secoua la tête. « Non, j’ai dit que je t’aiderai. Je vais jusqu’au bout. Vas-y. Déchire-la. »
Il tira sur le tissu d’un coup sec de part et d’autre de la couture de l’épaule droite, à une, deux, trois reprises. La piqûre finit par se défaire dans un vilain bruit, et la manche pendit sur son bras, à moitié arrachée.
— Ouais, approuva-t-il. Là, c’est bien ! Tu es très, très convaincante.
— Mais maintenant que je suis dans un état pareil, va-t-il avoir envie de faire quoi que ce soit avec moi ?
— C’est drôle… (Colin l’observa d’un air pensif.) Curieusement, tu es encore plus attirante qu’avant.
— Tu en es sûr ? Je veux dire, je suis toute sale. Et je n’étais pas si merveilleuse que ça quand j’étais propre.
— Tu es magnifique. Exactement ce qu’il fallait.
— Mais pour que ça marche, il faut qu’il veuille vraiment… euh… qu’il ait envie de me violer. Je veux dire, il n’en aura pas l’occasion. Mais il faut qu’il le veuille.
Une fois de plus, Colin fut pleinement conscient du danger qu’il lui faisait courir, et il s’en voulut.
— Il reste une petite chose à faire pour améliorer le tout, dit-elle.
Avant de comprendre ce qu’elle comptait faire, elle agrippa le devant de son chemisier et tira très fort. Les boutons sautèrent ; l’un d’eux heurta le menton de Colin. Le chemisier s’ouvrit jusqu’en bas, et, l’espace d’une seconde, il aperçut un sein petit, beau et frémissant, avec un mamelon sombre ; puis les deux moitiés du vêtement se remirent en place, et il ne put rien voir d’autre que le doux renflement de sa chair marquant la naissance de ses seins.
Il leva les yeux, et rencontra son regard.
Elle rougit violemment.
Pendant un long moment, aucun d’eux ne parla.
Il s’humecta les lèvres. Sa gorge se dessécha subitement.
Enfin, tremblante, elle lui dit : « Je ne sais pas. Peut-être que ça ne servira guère d’avoir mon chemisier entrouvert. Enfin, je… je n’ai pas grand-chose à montrer. »
— Parfait, dit-il d’une voix faible. La dernière touche est parfaite. (Il détourna son regard, ouvrit la boîte en carton et prit le rouleau de corde.)
— J’aimerais bien ne pas devoir être attachée.
— C’est la seule solution. Mais tu ne seras pas attachée pour de bon. Pas serrée. La corde sera simplement enroulée plusieurs fois autour de tes poignets, mais pas nouée. Tu pourras dégager tes mains en un éclair. Et là où il y aura des nœuds, tu pourras les faire glisser facilement. Je te montrerai comment. Tu pourras te libérer des liens en deux secondes si besoin est. Mais ce ne sera pas nécessaire. Il ne t’approchera pas. Il ne posera pas ses mains sur toi. Tout se passera bien. J’ai le pistolet.
Elle s’assit par terre, dos au mur. « Finissons-en. »
Le temps qu’il ait terminé de l’attacher, la nuit était tombée au-dehors, et on ne distinguait même plus les rais de lumière sur les bords ébréchés des vieux volets brisés en éclats.
— Il est temps d’aller téléphoner.
— Je vais détester être seule dans cet endroit.
— C’est l’affaire de quelques minutes.
— Peux-tu laisser les deux torches ? demanda-t-elle.
Il était ému par sa peur ; il savait ce que c’était. Mais il lui répondit : « Je peux pas. Il m’en faut une pour entrer et sortir de la maison sans me rompre le cou dans le noir. »
— J’aurais préféré que tu en emportes trois.
— Tu auras suffisamment de lumière avec une seule, dit-il, tout en sachant que ce serait un bien piètre confort dans cet endroit qui donnait la chair de poule.
— Reviens vite.
Il se leva et s’éloigna. Arrivé à la porte, il se retourna et la regarda. Elle parut si vulnérable qu’il put à peine le supporter. Il savait qu’il devait revenir, la détacher de ses liens et la renvoyer chez elle. Mais il lui fallait prendre Roy au piège, obtenir la vérité sur la cassette, et c’était le moyen le plus simple d’y parvenir.
Il quitta la pièce, descendit l’escalier jusqu’au premier étage, puis sortit de la demeure par la porte principale.
Le plan allait marcher.
Il fallait qu’il marche.
Si les choses tournaient mal, la tête ensanglantée d’Heather et la sienne risquaient de finir sur le manteau de la cheminée de la maison des Kingman.